Le Second Magicien (je n’ai toujours pas trouvé de surnom,
je sais) est donc né le 23 novembre, par césarienne comme le premier.
J’avais imaginé un post drôle et léger, à la manière du
Primi vs Multi de l’inégalable Marie Perarnau.
Mais ce ton-là m’échappe, me fausse. Non que j’aie dramatisé
ce séjour à la maternité, mais ce n’est pas mon style d’écriture. Et retrouver
son style, son identité, c’est aussi un des enjeux des suites d’accouchement.
Je choisis donc Perec, et je me souviens, puisque c’était la
deuxième fois.
Je me souviens de l’anesthésie, de la bienheureuse
fraicheur, du soulagement, de la force, de la libération, de toute cette
énergie bouillonnante et oubliée qui m’emplit soudain. Je me souviens, la première
fois, que ses effets se sont étendus tard dans la nuit après l’opération, je me
souviens de la stupéfaction de la sage-femme qui passait et repassait :
« Votre niveau de douleur, entre 1 et 10 ? » — et moi,
euphorique : « Zéro ! » Je me souviens, cette deuxième
fois, d’avoir pensé très lucidement : « Profites-en, ma fille, ce
sont tes dernières heures sans douleur avant longtemps ». Et j’en ai
profité. Avec jubilation. J’ai souri à l’équipe du bloc, plaisanté avec eux. Je
me souviens, la première fois, d’avoir éclaté en sanglots en voyant le bébé, et
de m’être entendue dire que c’était normal. Je n’ai pas pleuré cette fois. Je
profitais trop, je crois. En un autre temps j’aurais été morphinomane.
Je me souviens de la salle de réveil, étrange nom si peu
adapté à mon état sous anesthésie, un état terriblement éveillé, justement. Je
me souviens que les deux heures m’avaient paru longues, je me souviens des
tremblements incontrôlés qui m’agitaient malgré la couverture, et de m’être
entendue dire encore une fois que c’était normal. Je n’ai pas tremblé cette
fois et les heures m’ont paru plus courtes, et j’ai souri à mon Amour venu me
retrouver, et à l’aimable infirmière, et au vieux monsieur qui venait d’être
opéré et se réveillait plus difficilement d’une plus lourde anesthésie mais
répétait, comme un mantra miraculeux, qu’un bébé était venu au monde et que
c’était merveilleux.
Je me souviens du premier lever, de la première douche, de
ces moments où l’on sort du monde parallèle de l’opération pour revenir à la
réalité. Je me souviens d’avoir souri encore, de n’avoir pas attendu, d’avoir
même réclamé le lever. Je me souvenais pourtant de la première fois, je savais
que la douleur était juste là à m’attendre et qu’elle me sauterait dessus dès
mon lever. Mais je suis ainsi — Force et Honneur, quelque chose comme ça, vous
pouvez rire, c’est mon côté guerrière, mon côté princesse, mon sale et fier
côté pour lequel peut-être vous me détesterez mais dont j’ai besoin. C’est
aussi ce que je suis.
Je me souviens des larmes, des symptômes idiots du blues
post-partum, je me souviens que la première fois il survenait chaque jour vers
18 heures, rien à faire pour l’enrayer, tout était déclencheur, et les larmes
coulaient. Je me souviens de « J’ai encore de beaux cheveux ». Je me
souviens d’avoir pleuré seule et en toute conscience cette fois, connaissant
les causes et la chimie, impuissante pourtant à l’interrompre, pleurant de rage
et de cette impuissance autant que du reste.
Je me souviens du lit, si inconfortable, rien à faire pour y
dormir, comme la première fois.
Je me souviens de l’eau tiède et bienfaisante de la douche
sur un corps que je ne regarde pas, une cicatrice nouvelle, un ventre que je ne
suis pas encore prête à affronter.
Mais je me souviens des visages, de quelques noms, des codes
couleurs, pour les sages-femmes — je me souviens des inscriptions « En
grève », cette deuxième fois —, pour les auxiliaires de puériculture, pour
le personnel hôtelier et d’entretien. Je me souviens, je me souviens toujours, qu’il
est important de sourire et de parler et de nouer ces liens-là, tous les liens
possibles, des suites de couches c’est aussi un retour nécessaire et vital à la
civilisation. Je me souviens de cette dame qui m’a parlé de ses six enfants, de
son aînée du même âge que la benjamine de ses sœurs, de sa mère et elle
allaitant indifféremment les deux enfants.
Je me souviens des marches lentes dans les couloirs, courbée
comme une infirme par la cicatrice, profitant de l’appui du berceau à roulettes
changé en déambulateur.
Je me souviens de l’attente angoissée de la montée de lait,
même la deuxième fois, face à l’appétit du Petit Glouton et à sa perte de
poids. Je me souviens du tire-lait, des tisanes de fenouil, de la levure de
bière, du rythme des pesées — alors que bien entendu je déborde de lait, comme
la première fois, pour nourrir ces affamés.
Je me souviens que ces jours sont les pires, soyons honnête,
je me souviens que la grossesse a ses plaisirs, que les contractions ne me
traumatisent pas, ni la césarienne elle-même avec son champ de protection et
ses dialogues de série télé — mais les jours qui suivent, ce sont ceux où l’on
crie à son compagnon : « La prochaine fois, c’est toi qui accouches ! »
Je me souviens du temps, long. Des heures rythmées par les
passages des sages-femmes, les repas qu’on apporte, les réveils du bébé,
l’attente des visites — et quoi que je fasse jamais de livre passionnant qui
vienne à ce moment-là peupler la solitude et l’insomnie.
Je me souviens de cette dernière attente, le jour de la
sortie enfin venu, les préparatifs faits, suspendue à l’horloge en attendant le
Bien-Aimé. Je me souviens qu’il y a toujours un impondérable à ce moment-là,
loi de Murphy des jeunes parents, je me souviens d’une nacelle auto qui ne
s’attachait pas et d’un pneu crevé au mauvais moment.
Je me souviens de tout. De ce qui était semblable et de ce
qui a changé. Je me souviens, et c’est bien, de la première fois, de la
deuxième fois, et que je n’escompte pas de troisième !
Si vous voulez du concret, un très bon site sur la césarienne.
Perec sied bien à cette intensité et à ces moments étranges qui deviennent des souvenirs permanents. Merci pour ce beau récit honnête et direct, cela m'a touché, fait sourire par sa rudesse (de chair et de sang) et rappelé ce voyage confiné.
RépondreSupprimerMerci à vous, Cécile ! Votre commentaire me touche beaucoup, d'autant plus que mes mots, cette fois, ne me satisfont pas, échouent à rendre compte de l'étrangeté (littérale, étymologique) de ces moments, comme vous les qualifiez justement.
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